lundi 19 mars 2012

6. Bibliographie


J. Alberti (éd.), Leaving Springfield. The Simpsons and the Possibility of Oppositional Culture, Detroit, Wayne State University Press, 2004.

A. S. Brown, C. Logan, The Psychology of The Simpsons: D'oh!, Smart Pop Series, Benbella Books, 2006.

J. Gray, Watching With the Simpsons. Television, Parody, and Intertextuality, New York & Londres, Routledge, 2006.

M. Fuchs, The Simpsons, VDM Verlag, 2008.

W. Irwin, M. T. Conard, A. J. Skoble, The Simpsons and Philosophy. The D'Oh! Of Homer,

S. Keslowitz, The World According to the Simpsons: What Our Favourite TV Family Says About Life, Love, And the Pursuite of the Perfect Donut, Sourcebooks, 2006.

I. Pinsky, The Gospel According to The Simpsons, Westminster John Knox Press, 2007.

C. Turner, Planet Simpson: How A Cartoon Masterpiece Defined a Generation, Da Capo Press, 2005.

P. Wells, Understanding Animation, Londres, Routledge, 1998.


Sites Web utiles:



The Simpsons Archive: http://www.snpp.com/

samedi 17 mars 2012

5. Vers une réaffirmation des schèmes culturels?


     De fait, si pendant longtemps The Simpsons a été perçue comme une série politiquement incorrecte et grossière, vilipendée par les âmes bien pensantes au motif qu'elle donnerait le mauvais exemple et inciterait à la dissidence, un nombre croissant de spécialistes de la culture de masse prêtent aujourd'hui au cartoon une portée plus traditionnelle, qui minimiserait sa tonalité subversive et révolutionnaire1.

     Dans la droite lignée des cartoons des années 1960 tels que The Flintstones ou The Jetsons, eux-mêmes parodies de live-acting sitcoms comme Father Knows Best ou Leave it to Beaver, qui présentaient des familles incarnations de l'American Dream dans sa version la plus idyllique The Simpsons moque avec une délicieuse effronterie le portrait de la famille nucléaire idéale. Antithèse du modèle patriarcal traditionnel, Homer est fainéant, immature, grossier, violent. Bart est un enfant rebelle, impoli, dont les farces et traquenards en tout genre ont souvent de graves conséquences. Et toujours les tentatives moralisatrices de la mère et de la fille s'avèrent vaines ou avortées, que ce soit pour défendre les droits féminins, pour limiter la violence dans les dessins animés ou réduire la consommation de sucre de la population obèse de Springfield. Fâcheux modèle familial que voilà là représenté. Mais, pour autant, The Simpsons n'abandonne pas toute dimension conservatrice de la famille. Certes, chaque épisode se conclut par une morale ou bien décevante ou bien inexistante. Pourtant, Homer fait également régulièrement preuve d'un amour sincère à l'égard de ses enfants, lui qui éprouve de la jalousie face à l'affection débordante de Maggie envers Moe, lui qui n'hésite pas à prendre trois emplois afin d'offrir à Lisa le poney de ses rêves. Mais surtout, au sein de la famille Simpson, l'ordre est systématiquement restauré. Ainsi, quelles que soient les motivations qui l'auraient pu conduire à s'éloigner, Marge est-elle invariablement ramenée à la maison. Rappelée à l'ordre par son mari lorsque sa passion pour les jeux de hasard prennent le pas sur son rôle de mère de famille, elle ne peut conserver durablement un emploi sans éprouver un sentiment d'insatisfaction. Ainsi quand, lorsque dans « Husband and Knives », elle devient une riche femme d'affaire et que Homer endosse en réaction, non sans humour, le rôle de la femme physiquement complexée, Marge réitère sa priorité d'être avant tout une mère de famille et l'épisode s'achève sur un retour à l'ordre traditionnel.
De la même façon, lorsque, traumatisée après une agression, elle fait de la musculation et devient vice-championne de bodybuilding, Homer lui rappelle la douceur et le calme qui l'incarnaient auparavant, lui faisant prendre conscience de la déviance dont elle a fait l'objet. Aussi les rôles genrés ne sont-ils jamais foncièrement remis en question et in fine, la famille et les valeurs familiales se trouvent-elles continuellement réaffirmées. A l'inverse, la solitude et le modèle monoparental apparaissent monstrueux, à l'instar de Patty et Selma, les deux abominables sœurs de Marge, auxquelles la possibilité d'élever un enfant, ou même de vivre une histoire d'amour, est systématiquement refusée.

     Plus que réaffirmée, la famille est véritablement sacralisée2. Face à l'adversité, tous les membres de la famille oublient leurs discordes et s'unissent, parvenant ainsi à triompher de tous les obstacles. Au fond, malgré tous ses désordres, la famille apparaît comme une entité à préserver à tout prix, une autorité suprême. L'épisode où les enfants Simpson sont confiés par la justice à la famille Flanders est à cet égard révélateur. Le choix final de Maggie, confrontée au dilemme de choisir entre une famille Flanders présentée sous un jour édenique et sa propre famille atteste de ce que la véritable famille primera toujours, de ce que les apparences, quelles qu'elles soient, ne sauraient dissimuler la sincérité de l'attachement qui unit les membres de la famille. The Simpsons « combine [adroitement] traditionalisme et anti-traditionalisme. [La série] se moque continuellement de la famille américaine. Mais elle offre également continuellement une image durable de la famille nucléaire précisément en la satirisant. Beaucoup des valeurs traditionnelles de la famille américaine survivent à cette satire, et par-dessus tout, la famille américaine en tant que valeur elle-même. »3 Reste que cet épisode adresse en outre une critique acerbe du caractère intrusif de l'État dans la vie de famille.

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     En effet, à la conception de la famille semble correspondre une conception de la communauté toute aussi conservatrice. De la même façon que l'intrusion de personnes ou d'autorités extérieures au sein du foyer des Simpson provoque immanquablement des catastrophes (on se souviendra d'Artie Ziff, le soupirant de Marge installé dans le grenier, ou de l'élève albanais en réalité espion), plus généralement, la confrontation des habitants de Springfield avec l'extérieur s'avère souvent délicate. Une dichotomie se dresse ainsi entre d'un côté la petite ville de Springfield et, de l'autre, la grande ville qu'est Capitole City, une dichotomie qui, dès lors, établit un jeu subtil entre l'extérieur et l'intérieur. Tantôt ville de perdition lorsque Bart et Lisa s'égarent, oubliés par le bus scolaire, lieu de tentation quand Homer manque de faillir à ses vœux au cours d'un voyage d'affaire avec sa collègue Mindy, de dépravation quand Milhouse en revient oreilles percées et cheveux teints, d'humiliation lorsque Homer y incarne la mascotte de l'équipe de baseball, Capitole City représente indubitablement une altérité à la fois mystérieuse, fantasmée et dangereuse4. Or c'est précisément de ce jeu constant entre l'extérieur et l'intérieur que l'une des portées fondamentales de la série émerge. D'une part, la ville de Springfield constitue une véritable sphère autonome : elle abrite une centrale nucléaire, des supermarchés, une station de radio et de télévision, un théâtre, un cinéma, des musées, une église, une prison, des écoles maternelle et élémentaire, un collège et deux universités, un opéra, un aéroport, un poste de police, un zoo, etc. D'autre part, à plusieurs reprises, une immense cloche surplombant Springfield coupe littéralement la ville du reste du monde. Du reste, en présentant tous les habitants au cours des tribulations des Simpson dans les rues de Springfield, le générique annonce d'emblée combien, en arrière-plan, le propos de la série concerne, au-delà de la seule famille Simpson, la communauté entière et son rapport à la ville, à la territorialité. On comprend mieux dès lors le rapport conflictuel qu'entretient la série à l'autorité. Dans son étude sur le huis-clos dans les séries télévisées américaines, Stéphane Degoutin a montré comment les personnages de ces communautés repliées sur elles-mêmes, tributaires les uns des autres et se voyant chacun attribué une fonction particulière, ressuscitaient le mythe de la naissance de la nation américaine. Le huis-clos vaudrait ainsi pour métaphore de l'Amérique primitive, à partir de laquelle se serait forgé l'ordre social américain, une sorte de « paradis perdu et obsédant, que les médias se plaisent à magnifier, comptant sur la passion nostalgique des téléspectateurs »5. Typologie des caractères, repli sur soi d'une communauté dont les rapports avec l'altérité sont difficiles : The Simpsons entretient assurément un lien indéfectible avec ce mythe de la naissance de la nation. Dans cette optique, le choix du nom de Springfield n'est sans doute pas anodin. Il permet, dans un premier temps, de dresser des ponts avec le public, en jouant constamment autour de la localisation géographique de la ville aux États-Unis - « C'est une part de mystère, oui. Mais si tu regardes bien les indices, tu peux le comprendre » déclare Lisa dans « Blame it on Lisa ». Mais si l'emplacement de Springfield demeure un mystère, c'est que, en réalité, la ville vaut surtout pour son symbolisme. Quel que soit l'État dans lequel elles se trouvent, les villes de Springfield sont toutes des villes anciennes, fondées par les premiers colons – qui construisirent leurs maisons près d'une chute d'eau, « spring », dans un champ, « field ». Par ailleurs, de par leur ancienneté, certaines de ces villes ont accueilli quelques événements marquants de l'histoire des États-Unis, depuis la naissance du basket ball pour la Springfield du Massachussets, qui d'ailleurs abrite depuis 1777 l'arsenal des États-Unis, jusqu'à celle de l'Illinois, ville d'adoption d'Abraham Lincoln de 1837 à 1861 (outre que ce fut dans ses rues que, en 2008, Barack Obama annonça sa candidature officielle à l'investiture démocrate !) C'est donc résolument dans cette veine historique que s'inscrit The Simpsons, en attestent les multiples apparitions des pères fondateurs au cours des épisodes : Benjamin Franklin, Abraham Lincoln, George Washington. Ainsi le fondateur de la Springfield de The Simpsons, Jebediah Springfield, était-il, selon la légende, un courageux pionnier, symbole de l'héroïsme américain. Mais au cours de la cérémonie du 200ème anniversaire de Jebediah, Lisa découvre l'horrible vérité : en réalité pirate du nom de Hans Sprungfeld, le fondateur aurait tenté de détrousser et de tuer George Washington. Le mythe de la fondation de Springfield et, au-delà, le mythe de la naissance des États-Unis apparaît dès lors fallacieux, dissimulant en réalité crime et péché. Pourtant, à la fin de l'épisode, Lisa renonce à révéler la vérité à ses concitoyens, réaffirmant de la sorte le mythe fondateur comme garant de la cohésion et de la fierté nationale.


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     Les parodies des schèmes culturels américains qui, constamment, irriguent The Simpsons, dénoncent, de facto, la fiction comme une fiction et dévoilent combien les discours culturels ne sont que des représentations. Voilà qui sans doute autorise à se demander, à l'instar de John Alberti dans Leaving Springfield, si The Simpsons ne présenterait pas, au sein même de la culture de masse, une contre-culture. Ainsi les mythes fondateurs, et en particulier celui de l'American dream, apparaissent-ils dans ce qu'ils ont à la fois d'artificiel et d'obsolète, ne résistant pas à leur confrontation avec la réalité. Pourtant, s'agissant de représentation, l'image de l'Amérique et le questionnement quant à ses fondements que propose la série trahit inlassablement, en pointillé, un attachement indéfectible à ces mêmes mythes que la sitcom tentaient précisément de subvertir : toujours les valeurs fondamentales se trouvent réaffirmées, voire sacralisées. A cet égard, le jeu constant que permettent références et allusions prend place au sein d'un paradigme beaucoup plus large autour de la culture et de ses deux pendants, la pop et la high culture. Songeons notamment aux apparitions récurrentes du repris de justice Tahiti Bob, ce clown de seconde zone à la chevelure surprenante. Républicain, doté d'un accent distingué, ayant reçu une éducation à la Ivy League, féru de poésie et de musique classique, Tahiti Bob est l'incarnation même de la culture élitiste, lui qui s'est érigé défenseur de la haute littérature contre les déviances néfastes de la culture de masse. Rien d'étonnant dès lors à ce que son ennemi juré ne soit autre que Bart, au contraire parangon de la culture populaire. Là s'affrontent deux conceptions de la culture, deux conceptions de la société, deux conceptions de l'Amérique.
Or, constamment, les motivations de Bob sont dévoilées dans leur haine de l'altérité. Aussi, en un sens, la série oppose-t-elle bien, au sein même du mainstream, une contre-culture aux discours idéologiques dominants. Pourtant, lorsque d'aventure l'occasion se présente à Bob de tuer Bart, il renonce à son entreprise, comme si anéantir son ennemi juré revenait à annihiler une partie de lui-même. « Sa haine irrationnelle de Bart […] suggère que la structure centrale de la série est plus qu'une simple contestation de la culture élitiste envers la culture populaire. La narration décrit plutôt les forces à l'œuvre à l'intérieur d'un même medium, l'attraction à la fois du conservateur et du révolutionnaire. Les interruptions de Bob sont les réminiscences de la série et du medium de leur propre histoire. »6 Cet exemple est particulièrement représentatif de la façon dont, dans The Simpsons, dimension contestataire et dimension traditionnelle constamment se jouxtent et s'entremêlent, obscurcissant ainsi la portée véritable du discours que véhicule la fiction. Voilà qui étaie cette affirmation de Paul Cantor : « la série fournit des éléments de continuité qui rendent The Simpsons plus traditionnel qu'il y paraît à première vue. »7

     La postmodernité a érigé le relativisme et la liberté d'interprétation comme valeurs essentielles de la fiction. L'ironie postmoderne « n'est ni la propriété de l'œuvre, ni la création d'une imagination débridée, mais une façon de lire, une stratégie interprétative qui produit l'objet de son attention », rappelle Stanley Fish8. Loin de n'être qu'une sitcom subversive et provocatrice, The Simpsons présente en réalité un discours à multiples entrées, ambigu et complexe qui, sans conteste, résiste à toute interprétation unilatérale. La série manifesterait-elle le retour du « texte incohérent » (« incoherent text ») théorisé par Robin Wood pour qualifier la narration du cinéma des années 1970, de ce texte fondé sur des contradictions idéologiques qui reproduisent la confusion sociale et le désarroi existants9 ? A bien y regarder en effet, chaque discours véhiculé par la série semble s'accompagner d'un contre discours qui en quelque sorte le neutralise. On gagnerait ainsi sans doute par exemple à analyser la représentation de la nature dans la série. En effet, d'un côté, les standards moraux de la petite Lisa, végétarienne convaincue et militante pour les droits des animaux, confèrent à The Simpsons une veine écologiste d'autant plus prégnante que la centrale nucléaire de Springfield s'apparente à un repaire de capitalistes sans foi ni loi. De l'autre, cette même veine est décrédibilisée par l'idéalisme rigide de la jeune fille, tandis que, tel un leitmotiv, la nature apparaît hostile, voire cruelle, depuis ces dauphins néo-marxistes qui prennent la ville en otage jusques aux daims terrifiants qui, sitôt le dos des adultes tournés, montrent férocement leurs crocs aux enfants, sapant ainsi définitivement l'idéal jeffersonien d'une nature accueillante et nourricière. Le jeu constant autour des références ne saurait dissimuler, tapi au creux de l'ironie, la permanence de structures culturelles inconscientes. Et c'est précisément cette hésitation continuelle entre mise à distance et réaffirmation qui, sans doute, explique le succès de The Simpsons auprès de son public.





1Cf. M. S. Daubs, «Subversive or Submissive ? User – Produced Flash Cartoons and TV Animation », in Peer Rewieved Online Journal for Animation History and Theory, http ://journal.animationstudies.org/2011/02/26/michael-daubs-subversive-or-submissive/ : « what has begun as a seditious form, rebelling against corporate interference, censorship, and the dictates of “polite” society has effectively been appropriated for the maintenance and promotion of traditional values, thus encouraging a cultural association that minimises its revolutionary and subversive potential in the hands of users/produces. »
2P. A. Cantor, op. cit., p. 163  : « for all its slapstick nature and its mocking of certain aspects of family life, The Simpsons has an affirmative side and ends up celebrating the nuclear family as an institution. »
3P. A. Cantor, op. cit., p. 165 : « What makes The Simpsons so interesting is the way it combines traditionalism with anti-traditionalism. It continually make fun of the American family. But it continually offers an enduring image of the nuclear family in the very act of satirizung it. Many of the traditionnal values of the American family survive this satire, above all the value of the American family itself. »
4Lisa, dans « Dancin' Homer » : « Mais papa, on est des gens simples, avec des valeurs toutes simples. Capital City est une ville trop grande et trop complexe, ici, à Springfield, tout le monde nous connaît et nous pardonne. »
5S. Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain, Paris, Éditions de la Villette, 2006, p. 62.
6D. L. G. Arnold, « Use a Pen, Sideshow Bob », in J. Alberti, Leaving Springfield. The Simpsons and the possibility of Oppositional Culture, Wayne State University Press, 2004, p. 1-28, p. p. 26-27 : « His irrational hatred of Bart […] suggests that the central structure of the show is more than a contest of the highbrow against the low. Rather, this narrative describes the forces at work within a single medium, the pull both of the conservative and the revolutionary. Bob's disruptions are the show's and the medium's recollections of their own histories. »
7 Paul A. Cantor, in Mark I. Pinsky, The Gospel According to the Simpsons. The Spiritual Life of the World's Most Animated Family, John Knox Press, 2001, p. 218 : « the show provides elements of continuity that make The Simpsons more traditional that may first appear. »
8S. Fish, « Short People Got No Reason To Live/ Reading Irony », in Deadalus, vol. 112, n°1, 1983, p. 175-191, p. 189 : « is neither the property of works, nor the creation of an unfettered imagination, but a way of reading, an interpretative strategy that produces the objet of its attention. »
9Cf. R. Wood, Hollywood : From Vietnam to Reagan, New York, Columbia University Press, 1986.

4. La déconstruction des discours fondateurs dans The Simpsons


     Cependant, ces différentes satires apparaissent paradoxales, voire contradictoires. Les différentes satires politiques, par exemple, rudoient tant le parti républicain que le parti démocrate. D'un côté, le républicanisme est présenté comme une annexe de la classe sociale dominante, manipulatrice et machiavélique.
Mais d'un autre côté, de nombreuses remarques des personnages jettent le discrédit sur le parti démocrate. Le maire Quimby est véreux, vénal et infidèle, constamment accompagné d'une prostituée. Le « dernier des véritables démocrates » que rencontrent les Simpson est un vieillard édenté et sénile, qui déclame avec fébrilité le sacro-saint credo « taxer-dépenser ». Difficile, dans The Simpsons, de trouver une orientation politique nette et franche. De même en ce qui concerne la religion. Dans The Simpsons, finalement, toute autorité fondatrice, qu'elle soit religieuse, politique ou même mafieuse, est immanquablement tournée en dérision, taxée d'hypocrisie et de vénalité. Sans doute pourrait-on rapprocher ces critiques de la méfiance des postmodernes à l'égard des récits fondateurs, car c'est bien dans le refus de toute compromission à une loi générale jugée illégitime que se rejoignent ces satires a priori paradoxales. C'est ce qui explique que le cartoon n'apporte pas de solutions aux critiques soulevées par la satire, et le spectateur est déçu s'il attendait une résolution finale. Tandis que depuis l'Antiquité la satire avait pour fonction de stigmatiser les vices et les déviances de la société en se fondant sur un système figé de valeurs morales, à l'époque postmoderne, où s'accentue la défiance à l'égard d'une quelconque transcendance1 et où la moralité devient une affaire de choix personnels, la satire ne repose plus sur des valeurs fixes mais fluctuantes et relatives et, sans être dépossédée de sa dimension critique, ne renvoie plus guère à un jugement moral qui, lui, est laissé à la compréhension du destinataire2. Refusant d'adhérer à la pratique d'une résolution finale artificielle, The Simpsons revendique clairement son refus de toute complaisance : « There is no moral, it's just a bunch of stuff that happened »3, conclut Homer dans « Blood Feud ». Mais cette absence de morale unanime est ce qui permet, précisément, une infinité de lectures possibles, reposant sur la faculté d'analyse et d'appréciation personnelles du téléspectateur. Devant l'étendue de la veine subversive dispensée par la série, il apparaît donc difficile, voire impossible, de définir clairement la ligne politique suivie par The Simpsons, comme si, au fond, la subversion ne valait pas tant pour la portée finale qu'elle dégagerait que pour le jeu qu'elle introduit avec le public. D'une part, en effet, la façon dont la plupart des thèmes sont traités constitue autant de problématiques conformes aux idéaux progressistes du parti démocrate. Al Jean, l'un des scénaristes, apparentait ainsi sans la moindre ambiguïté la sitcom au parti de gauche4. D'autre part pourtant, les républicains se reconnaissent désormais eux aussi dans The Simpsons, allant jusqu'à y puiser leurs propres slogans.
C'est ainsi que l'expression fameuse utilisée par Willie le jardinier pour qualifier les français, ces « primates capitulards et toujours en quête de fromage » (« cheese-eating surrender monkeys »), fut récupérée par Jonah Goldberg, éditorialiste du National Review, magazine réputé républicain, pour référer à l'attitude des Français durant la guerre en Irak. Mais plus généralement, certaines représentations qu'offre la sitcom manifestent une certaine ambiguïté idéologique, souriant à la fois aux républicains et aux démocrates. La manière dont la question homosexuelle est évoquée en est exemplaire, en particulier lorsque Moe, sur l'initiative de Smithers, décide de transformer son troquet en bar gay. Hommes précieux, dandys wildesques, travestis, camionneurs aux moustaches profuses et aux muscles saillants : la nouvelle clientèle de Moe constitue un panel exhaustif des stéréotypes les plus courus, dénonçant par là avec l'ironie habituelle de la série les poncifs régissant l'homophobie. Mais parallèlement, la population homosexuelle est dévoilée comme un nouveau marché, particulièrement lucratif, de la société de consommation.


Dans le même temps, plusieurs personnages font soudainement leur coming out, depuis le professeur de musique de l'école jusqu'au vendeur obèse de bandes dessinées. Et lorsque Moe avoue son hétérosexualité, tous le rejettent. La désormais doxà selon laquelle il faut accepter sa véritable identité s'apparente ainsi à un véritable phénomène de mode pour bourgeois-bohème en quête d'originalité. L'homosexualité fait dès lors l'objet d'un renversement et apparaît comme un leurre, une sorte d'aveuglement passager masquant à peine une profonde crise existentielle, un simulacre d'ouverture d'esprit en réalité excessivement sectaire. Nous voilà bien loin d'une représentation progressiste de la sexualité. Ainsi de multiples lectures sont rendues possibles en fonction des affinités et convictions personnelles de chacun.

     Or c'est précisément cette multiplicité des interprétations possibles qui, ce me semble, conduit à s'interroger sur la véritable portée du discours. En effet, la véritable satire me paraît s'attacher non pas tant à vilipender les questions politiques stricto sensu, toutes également discréditées, qu'à subvertir, en réalité, les mythes et discours fondateurs de l'Amérique. Une subversion qui s'opèrerait cette fois non pas à coup de provocation mais de façon sous-jacente, par le truchement de motifs certes de second plan mais dont la récurrence autoriserait à percevoir comme les indices d'une volonté consciente d'interroger ce qui fonde et motive la reconnaissance du peuple américain à sa nation, ce qui ordonne la cohésion nationale, ce qui constitue les mécanismes de l'identité américaine.

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Ceci apparaît clairement dans l'épisode « Much Apu About Nothing » dans lequel un projet de loi est soumis au vote pour expulser les immigrés, trop coûteux pour la communauté. Plusieurs lignes directrices s'entrecroisent ici. Dans un premier temps, horrifiée par ce scandale, Lisa rappelle à sa famille que « l'immigration et l'Amérique ne font qu'un. Même la famille Simpson a émigré en Amérique. » La question de l'immigration se trouve ainsi intrinsèquement liée à celle de la naissance de la nation américaine. De nombreux étrangers peuplent en effet le petit monde de Springfield, depuis Apu jusqu'à l'homme abeille, en passant par Willie, Gros Tony, la famille Van Houten, Carl et Moe. Le discours sur les immigrés se transforme alors en critique amère d'une Amérique oublieuse de ses origines. La façon dont est rapportée, par flashback, l'arrivée de la famille Simpson est éloquente. Dans une contrée lointaine, le père d'Abraham Simpson, rêveur, montre à son fils une image de l'Amérique, symbole d'une nouvelle vie dans le Nouveau-Monde. Quelques instants plus tard, sur un bateau entrant dans Ellis Island, la famille observe avec émerveillement la statue de la liberté. Mais brusquement la veine lyrique s'interrompt pour laisser place à un tableau burlesque où l'on découvre avec surprise l'ensemble des Simpson vivant dans la tête de la statue, sortant de ses narines et étendant son linge le long de son bras tendu. Et, soudainement, le récit prend fin : « Il a fallu déménager quand la couronne a été remplie d'ordure. Fin », conclut Abraham avant de se rendormir.

C'est bien du rêve américain dont il s'agit, mais celui-ci n'est pour les Simpson qu'une image irréelle. Ainsi dans l'épisode « Bart Mangled-Banner », le retour des Simpson en Amérique après leur exil s'apparente à première vue à une reconstitution des premières immigrations : on y découvre la famille Simpson rejouant la scène précédemment vécue par leurs aïeux, vue sur la statue de la liberté, Homer, chapeau rond sur la tête, vêtu d'un veston rapiécé et Marge les épaules entourées d'un châle. « Désormais, vous vous appellerez Sims », leur annonce un agent de l'immigration. « C'est plus court, rétorque Homer, bon, ça va prendre un moment pour qu'on s'intègre. Je vais commencer par être flic, et avec le temps, je deviendrais un ripoux. » La chute est irrésistiblement drôle, mais elle montre également combien la conception qu'Homer se fait de l'Amérique est héritée d'images directement puisée dans des films comme La soif du mal ou Serpico. A l'inverse, dans l'histoire personnelle de l'Indien Apu, l'Amérique apparaît véritablement, comme le pays des opportunités, promesse de réussite. Immigré aux États-Unis afin d'effectuer son doctorat, aujourd'hui père de famille, gérant d'une supérette, aimant à escroquer ses clients en creusant ses marges de vente de produits périmés, Apu incarne parfaitement l'idée du rêve américain faite réalité, mais dans son aspect le plus intolérable. « J'aime ce pays où je suis libre de parler, de penser et de faire payer le prix que je veux », avoue-t-il à Homer. Et quand il obtient enfin la nationalité américaine, c'est sans vergogne qu'il refuse d'effectuer tous ces devoirs de citoyen. The Simpsons prend ainsi place dans une lignée de fictions qui, depuis Henry Miller jusqu'à Pynchon, pointent les contradictions de l'Amérique, jettent le discrédit sur ses valeurs et dénoncent son hypocrisie.

     Mais la déconstruction des discours fondateurs va plus loin et apparaît sous une forme plus implicite. Je voudrais ici m'attarder sur la façon dont la masculinité apparaît dans The Simpsons. L'homosexualité constitue donc un thème récurrent de la série, ne serait-ce qu'à travers le personnage de Smithers, ouvertement amoureux de son patron, Mr. Burns, passion à sens unique source de croustillants dialogues à double sens5. Mais surtout, dans de nombreux épisodes, Homer manifeste un certain attrait pour les vêtements féminins, et aime à se contorsionner en singeant une voix féminine. Aussi la thématique de l'homosexualité mériterait-elle d'être examinée à la lueur du genre, ce terme qui, à la différence du sexe, renverrait à l'intégration de normes sociales et culturelles6. Et, précisément, de nombreux personnages masculins présentent une faille dans leur masculinité. Ainsi Seymour Skinner, le principal de l'école élémentaire de Springfield, est-il absolument assujetti à une mère tyrannique. Chauve et myope, seul et sans emploi, Kirk Van Houten est quant à lui l'image même de l'échec professionnel et personnel, à l'instar de Lionel Hutz, l'avocat inapte qui, périodiquement, s'essaie à de nouveaux jobs, toujours en vain. Autant pourrait-on en dire de Barney, l'alcoolique au ventre bedonnant, ou de Moe, dont la laideur et l'égoïsme font fuir les femmes. Tandis que le maire Quimby, véreux et vénal, allie la débauche à l'incompétence, l'idiotie du chef Wiggum semble n'avoir pour égale que sa surcharge pondérale. Quant à Carl et Lenny, ils sont curieusement perpétuellement inséparables. Inversement, Rainier Wolfcastle, l'acteur interprète de McBain, et Drederick Tatoum, le boxeur, apparaissent particulièrement virils. Pourtant, le premier, parodie d'Arnold Schwarzenegger, apparaît comme une brute épaisse sans cervelle et le second, caricature de Mike Tyson, est en réalité pacifiste à la voix zozotante. Les personnages de père de famille sont eux aussi sujets à une ironie corrosive. Homer est une figure patriarcale défaillante. Seul Ned Flanders pourrait a priori constituer un patriarche idéal : blanc, protestant, de classe moyenne, aimé et respecté de sa famille, responsable, réfléchi. A la mort de sa femme, il connaît mêmes quelques aventures. Toutefois, le torse particulièrement musclé qu'il laisse entrevoir au cours de l'épisode « A Streetcar Named Marge » jette le discrédit sur sa sexualité – car c'est curieusement bien par cette même musculature que sont caractérisés les ouvriers que rencontrent Bart et Homer et qui, sitôt la pause sonnée, dansent, torse nu, sur une musique des Village People.
Cette ambiguïté apparaît d'autant plus justifiée qu'un faisceau de coïncidences pour le moins troublantes entourent le personnage. Au fil des épisodes, il est fait mention de Kevin Flanders, le frère homosexuel de Ned. Plus tard, c'est Rod, le fils de Ned qui, cette fois, proclame avec bonheur être gay. Les scénaristes brouillent allègrement les pistes et jouent ostensiblement de la sexualité du puritain. Ainsi quand, dans le film The Simpsons, Ned s'apprête à se confesser, c'est avec une pieuse ferveur qu'Homer prie pour assister au coming out de son voisin.

En présentant des personnages masculins ici timorés face à la féminité, là arborant une sexualité douteuse, tantôt incompétents ou physiquement peu amènes, The Simpsons pointe clairement du doigt la faillite de la masculinité traditionnelle. Or la représentation de la masculinité a toujours été garrotée à une forte dimension politique voire idéologique, histoire américaine et masculinité s'éclairant réciproquement7. En effet, la définition d'une masculinité idéale s'est forgée, aux États-Unis, en fonction des besoins politiques et sociaux du nouveau-Monde qui, enfin libéré de l'étau castrateur de son père britannique, choisit de s'inventer lui-même. La naissance de la nation eu donc pour corollaire indispensable la naissance d'un homme nouveau, un homme volontaire, robuste, vaillant, quand l'homme britannique, duquel il s'agissait de se différencier, était perçu comme efféminé et précieux. Aussi la définition de la masculinité américaine idéale était-elle avant tout motivée par les impératifs liés à la fondation et à l'essor de cette nouvelle nation. L'homme idéal est jeune, blanc, protestant, de classe moyenne, hétérosexuel, père de famille, travailleur. A l'image du Founding Father Benjamin Franklin, la masculinité est ancrée dans l'idée de propriété, d'autonomie et, avant tout, de contrôle du travail accompli, de sa famille et de soi. Or la transition vers le capitalisme corporatiste, la concentration des capitaux, la nouvelle organisation du travail, la montée des structures bureaucratiques ébranlent le sentiment de prouesse économique et d'indépendance qui constituaient jusque là les idéaux à atteindre pour un homme accompli. Parallèlement, les divers mouvements minoritaires relativisent la mainmise de l'homme sur la sphère publique et érodent la frontière du genre, sans que, désormais, la frontière, officiellement fermée en 1890, n'offre plus d'espoir de renaissance. La masculinité, dès lors, ne va plus de soi, mais apparaît au contraire incessamment remise en question, comme un idéal dont la réalisation difficile voire impossible est une source d'anxiété profonde. Ainsi que l'explique Michael Kimmel, " au tournant du siècle, la virilité fut progressivement remplacée par le terme masculinité qui réfère à un ensemble de traits comportementaux et d'attitudes qui contrastaient alors avec un nouvel opposé, la féminité. La masculinité était quelque chose qui devait être constamment démontré, la réalisation de ce qui était toujours remis en question – de peur que l'homme soit détruit par une apparence trop féminine."8 La crise contemporaine de la masculinité, sur laquelle s'accordent tous les théoriciens, trouverait ainsi également pour grande part ses origines dans l'évolution de la culture, « construite autour de la célébrité et de l'image, de la séduction et de la publicité, de la commercialisation et du consumérisme »9, autant de paradigmes traditionnellement considérés comme féminins et que The Simpsons n'a de cesse de subvertir. Dès lors, les représentations défaillantes de la masculinité qui égrènent invariablement les épisodes s'éclairent fondamentalement. A une masculinité déliquescente correspondrait ainsi la propre déliquescence des États-Unis, la faillite de ses propres discours fondateurs.

     La subversion dans The Simpsons n'a donc de cesse de remettre en question les fondements sur lesquelles l'identité américaine s'est construite. « The Simpsons est la série la plus systématiquement et intelligemment ironique de la télévision. Allant à l'encontre de la logique implicite de la sitcom, elle travaille implacablement à explorer et exploiter le fossé entre l'American dream et la réalité de l'Amérique contemporaine », explique Kevin Dettmar10. Mais les discours dans la série sont multiples et s'entrecroisent. De fait, si l'ironie et l'intertextualité remettent en question les stéréotypes et confèrent à la fiction un ton résolument libéral, dans le même temps, certains éléments tendent à réaffirmer ce que, précisément, elles tentaient de subvertir. Il est par exemple intéressant d'observer que, dans ce panorama d'images masculines défaillantes, les deux personnages qui affichent une paternité prolifique sont d'un côté l'immigré clandestin Apu et, de l'autre, Cletus Spuckler, hillbilly analphabète à l'hygiène douteuse, tous deux à la tête d'une portée d'enfants, huit pour l'un, trente-neuf pour l'autre, comme si le modèle hégémonique masculin était désormais révolu, résolument déliquescent face d'une part, à la montée du multiculturalisme et, d'autre part, à une politique d'assistanat social excessive. Un discours dont les résonances sonnent décidément conservatrices et qui vient complexifier un peu plus encore la portée de la sitcom.










1Voir M. Freitag, « La dissolution post-moderne de la référence transcendantale », in Cahiers de recherche sociologique, n°33, 1999, p.181-217.


2S. Weisenburger établit ainsi une opposition entre la satire traditionnelle « generative » d'un consensus de valeur et la satire postmoderne « degenerative », destructrice d'une vision unique et totalisante du monde. Voir Fables of Subversion : Satire and the American Novel, Athens, University of Georgia Press, 1995.


3« Il n'y a pas de morale, c'est rien qu'un tas de trucs qui arrivent. »


4A. Jean, cité dans C. Turner, Planet Simpson : How a Cartoon Masterpiece Defined A Generation, Da Capo Press, 2004, p. 223 : « We are of liberal bent »


5Rappelons-nous du reste que bien avant l'aventure Simpsons, Matt Groening était, en 1977, le dessinateur de Life in Hell, comic strip dont les protagonistes étaient un couple d'homosexuels prénommés Akbar et Jeff.


6 Cf. A. Oakley, Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith, 1972.


7M. S. Kimmel, Manhood in America. A Cultural History, Oxford University Press, 2005, p. 2 : « We cannot understand manhood without understanding American history. But I believe we also cannot understand fully American history without understanding masculinity » : « On ne peut pas comprendre la masculinité sans comprendre l'histoire américaine. Mais je crois qu'on ne peut pas non plus comprendre réellement l'histoire américaine sans comprendre la masculinité ». Cf. S. Jeffords, Hard Bodies : Hollywood Masculinity in the Reagan Era, New Brunswick, Rutgers University Press, 2000 [1994].


8M. S. Kimmel, Manhood in America, op. cit., p. 81 : « At the turn of the century, manhood was replaced gradually by the term masculinity, which referred to a set of new opposite, feminity. Masculinity was something that had to be constantly demonstrated, the attainment of which was forever in question – lest the man be undone by a perception of being to feminine. »


9S. Faludi, Stiffed : The Betrayal of the American Man, Perrenial : Harper Collins Publishers, 2000 [1999], p. 35 : « [Culture is] constructed around celebrity and image, glamour and entertainment, marketing and consumerism. »


10K. J. H. Dettmar, « Learning Irony with The Simpsons », in J. Alberti, Leaving Springfield, op. cit., p. 85-106, p. 88 : « The Simpsons is the most consistently, intelligently ironic show on television. Running against the implicit logic of the sitcom, it relentlessly works to explore and exploit the gap between the American Dream and contemporary American reality. »

3. Parodies et satires: la question de la représentation

    
     Maîtrise de l'écart, jeu subtil entre innovation et répétition, circonvolutions tenant beaucoup à l'art de la fugue – l'esthétique du générique de The Simpsons semble bien, en effet, ressortir d'une esthétique post-moderne, ou, comme l'entend Omar Calabrese, néo-baroque, en même temps qu'il introduit d'emblée, constamment, une relation complice avec le public. En effet, au sein de la trame immuable que présente a priori le générique, deux éléments variables introduisent l'innovation au sein de la réitération. La scène finale où les membres de la famille Simpson se retrouvent sur le canapé du salon et, surtout, la punition que copie inlassablement Bart sur le tableau noir de son école varient à chaque épisode et permettent divers effets.

Certaines de ces catchphrases en effet ont pour fonction de caractériser le personnage comme un élève irrévérencieux: « The principal's toupee is not a Frisbee » (S.4, E.14) ou d'esquisser le portrait d'autres personnages, à l'instar du cercle des professeurs, hypocrites et fainéants: « I saw nothing unusual in the teacher's lounge » (S.3, E.19), conformément à la portée originelle du générique. D'autres laissent entrevoir le ton parodique qui fait l'originalité de la série, en faisant explicitement allusion à d'autres œuvres, qu'elles soient littéraires: « I will not dance on anyone's grave » (S.11, E.20) ou télévisuelles: « The truth is not out there » (S.8, E.10). D'autres encore font référence au contexte médiatique et à la culture populaire, qu'elles singent de façon cynique: « I no longer want my MTV » (S.9, E.3), « Temptation Island was not a sleazy piece of crap » (S.12, E.15), « Everyone is tired with that Richard Gere story » (S.9, E.5). Mais ces lignes de punition peuvent aussi surtout s'adresser exclusivement au téléspectateur et, ironiquement, se faire auto-réflexives. Ainsi par exemple « This is not a clue... or is it? » (S.6, E. 25), « Nobody read these anymore » (S.13, E.2), « I should no be twenty-one by now » (S.12, E.21), allusion à l'âge que Bart devrait normalement avoir suivant la chronologie de la série, ou encore « I will never lie about being cancelling again », référence à une interview dans laquelle Matt Groening, le scénariste originel de la série, aurait annoncé la fin imminente de The Simpsons1. Bien qu'a priori sans aucun rapport avec l'épisode qui va suivre, ces phrases que recopie inlassablement Bart ont en réalité une fonction d'annonciation, en ce qu'elles augurent d'emblée d'un côté le ton cynique, parodique, auto-réflexif et subversif de la série et, de l'autre, en filigrane, les thèmes fondamentaux autour desquels vont venir s'articuler les burlesques aventures de la famille Simpson: les figures de l'autorité, le monde des medias, la culture de masse. Ainsi, la façon dont s'agencent ici variations et invariants est exemplaire de la façon dont naît le plaisir jouissif du spectateur face à la répétition d'une trame de base et, à un niveau second, de la façon dont ce jeu offre à la fiction sérielle de nouvelles possibilités esthétiques et discursives qui lui permettent à la fois de nouer des liens avec son public et de ménager ses effets.

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     Parce qu'elle est reproduction en même temps que dé-contextualisation et re-contextualisation, la parodie désigne naturellement la fiction comme une fiction, et soulève la part équivoque et culturelle de la représentation, cette notion particulièrement centrale à l'époque postmoderne. C'est ce qui explique très certainement la force de la dimension auto-référentielle présente dans le cartoon, d'autant plus ironique et efficace, précisément, qu'il s'agit d'un cartoon, d'un medium par nature artificiel. En effet, de nombreuses remarques auto-réflexives, fortement teintées d'auto-parodies, ponctuent les épisodes et accusent la conscience des personnages d'appartenir à un monde de cartoon. Ainsi entend-on Homer s'exclamer : « Nous sommes des personnages dans un cartoon. Comme c'est humiliant » (« We're characters in a cartoon. How humiliating. »), ou Bart siffloter, dans « Bart Gets Famous », le générique de The Simpsons, que Marge considère comme un « air ennuyeux » (« Bart, I asked you not to whistle this annoying tune! ») D'ailleurs, en s'achevant à l'intérieur de l'écran de télévision des Simpson, le générique lui-même annonce d'emblée cette dimension auto-réflexive. Immédiatement, le spectateur est avertit qu'il s'agit d'un cartoon sur le cartoon, qui parle de lui-même en tant que medium.
A cet égard, « The Itchy & Scratchy Show » est d'un intérêt primordial, puisque il représente le vecteur privilégié d'un regard réflexif sur The Simpsons. En tant que cartoon dans le cartoon autour duquel gravitent tous les personnages (public, détracteurs et acteurs de sa production), il renvoie dos à dos « The Itchy & Scratchy Show » et The Simpsons, le cartoon inséré ayant pour fonction de mettre en relief le cartoon qui l'encadre et, par cette effet de mise en abyme, d'interroger notre propre statut de spectateur. Aussi, comme l'écrit Linda Hutcheon, « la parodie postmoderne est à la fois déconstruction par la critique et construction par la création, nous faisant paradoxalement prendre conscience des limites et des pouvoirs de la représentation – dans tous les media »2. La parodie postmoderne aurait donc pour fonction, plus généralement, d'interroger les structures formelles sur lesquelles se fonde la culture, elle-même fondée sur les représentations. Or c'est bien là ce que se propose d'examiner un cartoon comme The Simpsons, où la parodie ne vise pas seulement les fictions extérieures, mais prend également comme objet de subversion les structures de la vie quotidienne qui, plus que subverties, sont l'objet de virulentes satires. Celles-ci occupent une place importante dans la série et visent de nombreuses cibles : le capitalisme, le système de santé, l'éducation, la religion, le nucléaire, le consumérisme, le show-business et surtout la pop culture. Apparaissent en effet dans The Simpsons toutes les figures emblématiques qui composent la culture américaine (et mondiale) : artistes, musiciens, chanteurs, acteurs, écrivains, sportifs de renommée, personnalités politiques et, très ironiquement, Tracey Ullman ou encore Matt Groening. Ces apparitions sont l'occasion d'apporter une touche mi-complice, mi-provocatrice au programme, car toutes ces célébrités sont inévitablement moquées, traitées sans distinction de valeur, qu'elles appartiennent à la culture savante ou la culture de masse. Mais elles sont également révélatrices de la nouvelle relation qu'entretient le cartoon avec la culture populaire, dont il fait partie, dont il se revendique ouvertement et dont il utilise simultanément les ressorts pour y conforter sa position3. Car les créateurs de The Simpsons en plus d'utiliser les figures de la pop culture, semblent également jouer des images connotées que véhiculent ces célébrités, déplaçant ainsi l'intertextualité de la référence du texte ou de la personne proprement dits au medium lui-même. Ainsi le personnage de Fat Tony, le mafieux de Springfield, est doublé par Joe Mantegna, l'acteur qui interprétait Joey Zaza dans la Trilogie The Godfather, blockbuster bien connu de tous. La connotation mafieuse du personnage est alors renforcée par ce que le spectateur sait de l'acteur; l'allusion s'opère donc ici indirectement. En ce sens The Simpsons, faisant étale d'une réalité d'ores et déjà médiatique, soulève des points cruciaux de la culture postmoderne, au sein de laquelle prolifèrent les images et les images d'images4, où « le modèle précède le réel ». Or c'est précisément de cette transformation de la relation de l'individu au monde et de la représentation qu'il en a qu'un cartoon comme The Simpsons est un écho critique.






C'est ce qui explique la satire, constamment filée, de l'American family, qu'amorçait déjà dans les années 1960 un cartoon comme The Flintstones, où la figure maternelle, figure de la raison, suppléait à une figure paternelle immature et défaillante5. Plus encore, la famille Simpson présente une provocante caricature de la dégénérescence de la famille idéale que prônait quelques décennies plus tôt l'American Dream, une famille structurée autour d'une figure patriarcale modèle, protectrice, travailleuse et courageuse. Mais loin de cet idéal, Homer est un contre-modèle, fainéant et ignorant, amateur de bière, de junk food et de télévision, qui bien souvent privilégie ses propres intérêts à ceux de sa famille. Marge quant à elle est une mère sur-protectrice angoissée, Lisa une enfant précoce peu populaire, Bart un enfant rebelle irrévérencieux. La plupart du temps, la confrontation de ces différents stéréotypes donne lieu à des situations cocasses, et ont pour portée principale un comique franc et ravageur. Néanmoins, ce comique ne saurait amoindrir la portée subversive de tels comportements. Car bien que stéréotypée, la famille Simpson reflète une réalité de la société américaine6 et, loin d'être loué, ce modèle caricatural est bien pointé du doigt comme le résultat d'une défaillance du système. En effet, les travers de la famille Simpson ne correspondent pas tant à un avilissement dont il faudrait imputer la responsabilité à l'individu lui-même qu'aux symptômes d'une aliénation généralisée de la société contemporaine qu'aurait provoquée l'infiltration de la consommation dirigée dans la vie quotidienne, où toute chose est réduite à un objet de consommation potentiel, y compris l'individu lui-même7, et qui dicterait désormais les comportements sociaux8. L'attitude d'Homer face à la télévision est symptomatique et invite plutôt à l'appréhender comme une victime inconsciente : n'ayant aucun recul, la télévision est pour lui la voix de la raison. Elle lui dicte ses besoins, guide ses actes et forge ses croyances. En réalité, le cartoon établit le diagnostic critique de l'évolution des rapports sociaux et de l'identité sous le coup du capitalisme. Plus généralement, tous les habitants de Springfield sont des stéréotypes, permettant ainsi la satire des dysfonctionnements d'une Amérique dont l'identité nationale n'est plus forgée que par les images que lui renvoient les médias, plus guère, désormais, motivée par les véritables idéaux fondateurs9. Cela est particulièrement manifeste dans l'épisode « Bart Gets Famous », où Bart côtoie fugitivement le monde du show-business. Devenu star de l'émission de Krusty, il est condamné à répéter inlassablement la phrase qui l'a rendu célèbre : « I didn't do it ». A la fin de l'épisode, tous les personnages du cartoon apparaissent dans le salon des Simpson en déclamant l'expression qui, plus qu'un simple attribut, établit fondamentalement leur identité : le « D'oh! » d'Homer, le « Ay! Caramba » de Bart, le « Mmmm » désapprobateur de Marge, le « Excellent » de Mr Burns, etc. Dénonciation de la façon dont les médias façonnent l'identité de l'individu, cette scène témoigne de ce que, selon une logique marchande, ils la circonscrivent à une fonction utilitaire, l'assujettissent au rang d'objet, voire, pourrait-on dire, au statut de personnage de fiction. Car c'est bien de cela dont il s'agit. « And now you can go back to just being you, instead of a one-dimensial character with a silly catch-phrase »10, conclut Lisa lorsque Bart retombe dans l'anonymat. Cela pourrait alors expliquer en grande partie cette intarissable introduction de célébrités réelles dans le cartoon, intégration qui illustrerait alors l'achèvement du processus de réification et de standardisation qu'engagent, de concert, la globalization et le capitalisme, la médiatisation et la culture de masse.
     En définitive, on assiste dans The Simpsons, à un phénomène paradoxal, celui qui consiste à se revendiquer explicitement de la culture populaire, à instaurer une relation complice avec le téléspectateur tout en, simultanément, les maintenant tous deux à distance par le biais de l'ironie et de la satire. Aussi la question se pose-t-elle de la légitimité du programme à satiriser une culture de masse dont il constitue lui-même une importante partie. Mais c'est peut-être là que réside l'intérêt et la force d'un genre comme le cartoon qui, en se révélant ouvertement comme un produit de consommation, en quelque sorte démystifie les structures régissant la culture de masse et invite le téléspectateur à adopter une vision critique du monde dans lequel il vit.

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     L'essor de la télévision a grandement contribué à une reconnaissance du cartoon comme genre à part entière. Mais par un effet pervers, elle a également beaucoup œuvré à la méconnaissance de sa valeur intellectuelle, conduisant à classer pêle-mêle tous les dessins animés sous l'étiquette du divertissement pour enfant, tantôt agréable, tantôt infantilisant, mais toujours naïf et sans profondeur. Pourtant, dès avant la propagation de la télévision, le cartoon a prouvé sa capacité à être plus qu'un divertissement, à précisément utiliser les ressorts de cette veine comique pour diffuser un discours plus sérieux, en attestent les nombreux cartoons de propagande. Mais plus implicitement, en tant que production fictive, il dit quelque chose de la façon dont l'individu perçoit le monde qui l'entoure et se perçoit lui-même11, d'autant plus, indubitablement, que son caractère animé offre plus de possibilités créatrices. Et cette valeur intellectuelle se démasque toujours plus, à l'heure où capitalisme et consumérisme commencent de faire leurs premiers pas dans la vie quotidienne de l'individu et où, conséquemment, le cartoon ne se veut plus seulement représentatif des modifications qu'ils entrainent, mais réfléchit sur leurs implications sociales, utilisant judicieusement l'ironie, à l'instar de The Flintstones, pour conduire le téléspectateur à un regard lucide. Nul cartoon n'aura été si loin dans cette voie que The Simpsons, où les nombreuses parodies soulèvent l'impossibilité de toute innovation et mettent en lumière l'ambiguïté de la notion de représentation, où le discours auto-réflexif et les satires invitent le téléspectateur à une distance critique. En tant que manifestation de la culture, le cartoon dévoile combien cette culture est façonnée par les médias, formée d'images qui ne renvoient plus à la réalité mais à d'autres images12, et combien l'individu lui-même, suivant un processus d'aliénation, se construit selon ces images. Choisissant délibérément la voie d'un optimisme ludique et d'une insouciance ironique, de la « fausse innocence » que préconisait Umberto Eco dans son Postille al Nome della Rosa13, un cartoon comme The Simpsons « exploite sa position “interne” pour amorcer une subversion de l'intérieur »14 afin, non seulement de témoigner de l'état de cette culture, mais aussi d'interroger d'un œil critique les structures qui la sous-tendent.


1Respectivement: « La moumoute du principal n'est pas un Frisbee »; « Je n'ai rien vu d'anormal dans la salle des professeurs »; « Je ne danserai sur la tombe de personne »; « La vérité n'est pas ailleurs »; « Je ne veux plus de ma chaîne MTV »; « L'ile de la tentation n'est pas un reality show merdique »; « Tout le monde est fatigué de cette histoire de Richard Gere »; « Ce n'est pas un indice? Ou ça en est un? »; « Plus personne ne lit ces lignes »; « Je n'ai pas ving-et-un ans maintenant », « Je ne mentirai plus à propos d'un éventuel arrêt de la série ».

2L. Hutcheon, The Politics of Postmodernism, New York, Routledge, 2002 [1989], p. 94 : « postmodern parody is both deconstructively critical and constructively creative, paradoxically making us aware of both the limits and the powers of representation – in any medium. »

3Ces incessantes apparitions sont devenues un procédé récurrent de The Simpsons, un automatisme bien connu, y compris d'un spectateur non familier. Or justement, la jubilation du public tient, certes, du plaisir de retrouver des personnes connues dans une animated sitcom, mais aussi, et surtout, d'une attente impatiente de ces apparitions. U. Eco, dans son article « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », analysait ce jeu entre variation et répétition comme un trait éminemment post-moderne, et propre aux mass medias . Voir p. 14-15 : « Nous assistons actuellement à des débats autour d'une nouvelle théorie de l'art que j'appellerai esthétique post-moderne et qui est en train de revoir les concepts mêmes de répétition et d'itération sous un angle différent. […] La série nous réconforte (nous autres consommateurs), parce qu'elle récompense notre aptitude à deviner ce qui va se produire. » Le même phénomène est à l'œuvre dans The Simpsons; les personnalités convoquées sont innombrables et de tous horizons, mais la réitération de ces apparitions en fait un schème à part entière. Pourtant, la jubilation du spectateur demeure intacte, peut-être parce que, précisément, elle le conforte dans le sentiment qu'il est un spectateur privilégié, qu'elle le flatte judicieusement dans sa capacité à reconnaître ces personnalités.

4Voir U. Eco, op. cit., p. 18 : « Dans ce jeu de citations extra-textuelles, les médias semblent faire référence au monde mais, en réalité, ils se réfèrent au contenu d'autres messages envoyés par d'autres médias. Le jeu se joue, pour ainsi dire, sur une intertextualité ”élargie”. »

5En ce sens, The Flintstones supplée aux live-action sitcoms dans lesquels la pertinence de la famille nucléaire idéale commence à être mise en doute. C'est ainsi qu'une série comme Father Knows Best cède la place à The Honeymooners dont, à plus d'un titre, The Flintstones se veut l'appendice parodique.

6Souvenons-nous de la déclaration de George W. Bush, durant sa campagne de 1992 : « We're going to keep on trying to strengthen the American Family. To make them more like the Waltons and less like the Simpsons »?

7Dans l'un des épisodes, Homer reconnaît son propre visage sur une boite d'emballage d'un détergent japonais. Une crise de paranoïa s'ensuit, et Bart s'exclame : « They're probably watching us right now! »

8Voir J. Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, Folio Essais, 2009 [1970], p.308 : « On peut donc avancer que l'ère de la consommation étant l'aboutissement historique de tout le processus de productivité accélérée sous le signe du capital, elle est aussi l'ère de l'aliénation radicale. »

9D. S. Beard, « Local Satire with a Global Reach : Ethnic Stereotyping and Cross-Cultural Conflict in The Simpsons », in Leaving Springfield, op. cit., p.273-291, p.274 : « many characters' clichéd characteristics serve not only as a means to critique elements of American society that are seen to have become stereotypical, but also as a method of undermining the perceived validity of the bland, two-dimensional views of American identity presented by the mainstream mass media. »

10« Et maintenant, tu peux juste redevenir toi-même, au lieu d'être un personnage en une-dimension avec une formule stupide. »

11Voir D. J. Boorstin, The Image : A Guide to Pseudo-Events in America, New York, Vintage, 1992 [1961].

12Voir J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, « Débats », 1981 et Marshall Mac Luhan,Understanding Media, New York, McGraw-Hill Book Company, 1964.

13Voir U. Eco, Postille al nome della rosa, 1983.

14L. Hutcheon, op. cit., p. 114 : « Postmodern film does not deny that it is implicated in capitalist modes of production, because he knows he cannot. Instead it exploits its “insider” position to begin a subversion from within, to talk to consumers in a capitalist society in a way that will get us where we live »